Le jeu d'entreprise : une expérience de management réincarné ?
- Julien Duvivier
- 9 mai 2023
- 8 min de lecture

Dans son ouvrage Le management désincarné, la sociologue Marie-Anne Dujarier menait une enquête en profondeur sur ceux qu’elle appelle “les planneurs”, ces professionnels mandatés par les entreprises pour améliorer la performance (économique, sociale, environnementale, etc.) selon des plans standardisés, abstraits et éloignés de l’activité réelle. Qu’ils soient membres de comités de direction, cadres du privé comme du public ou consultants de tout poil, ces acteurs ont pour mission de rationnaliser et simplifier l’activité, souvent par la médiation d’ outils (plus ou moins digitaux ) et de méthodes de gestion.
Ce qui est mis en évidence dans ce livre publié en 2015 est toujours bon à rappeler : que l’on soit pour ou contre leur utilisation, qu’ils soient ou non à même de répondre aux problèmes qu’ils sont censés résoudre, les dispositifs que mettent en place ces “planneurs” sont loin d’être neutres. Ils fixent une cadence, diffusent des croyances et un langage, une anthropologie et une idéologie spécifiques. Ils sont porteurs d’une vision du monde, du travail, de l’entreprise, de l’utilisation des ressources (qu’elles soient végétales, minérales, animales ou humaines). En un mot, ils sont politiques. Or, si cette dimension politique des outils de gestion n’ est pas déconstruite, confrontée à des visions différentes, complétés par une formation solide en sciences humaines et sociales et une analyse de leur pratique par les individus qui les utilisent, ils peuvent conduire à croire que le “réalisme économique” ou “l’excellence opérationnelle” sont des reflets fidèles de ce que leurs opposants — souvent à l’autre bout de la chaîne managériale — appellent le réel, le travail ou encore la “vraie vie”.
Les jeux d’entreprise : un terrain simulé qui donne à penser le réel
Pour la deuxième année consécutive, j‘ai participé en tant que “coach” à la rentrée des deuxième année (2A) de Centrale Supélec. A cette occasion, ces étudiants sont invités à entrer pendant quatre jours dans la peau d’un membre du Comité de Direction d’une entreprise en difficulté. Ce dispositif des Jeux d’entreprise (JE), tel que le conçoit l’école d’ingénieurs, est un pari audacieux : tout en formant ces potentiels futurs dirigeants à la gestion d’entreprise et à la prise de décision par une simulation “grandeur nature”, il s’attache à leur faire découvrir l’importance de porter un regard critique et réflexif sur les processus et les décisions prises, les émotions ressenties, la dynamique collective, etc. C’est précisément le rôle des coachs qui, de concert avec les animateurs — quant à eux concentrés sur le dispositif, la pédagogie et sa théâtralisation — doivent accompagner les équipes et les étudiants dans l’apprentissage de la coopération et de la réflexivité.
Un simulateur d’environnement concurrentiel d’une puissance redoutable
Le logiciel Stratirac, brillamment animé par l’équipe de Sciado Partenaires dans le cadre de ces JE, plonge chaque étudiant dans la peau d’un cadre dirigeant, membre du comité de direction (CODIR) d’une PME. Au sein d’équipes de sept, en concurrence avec six autres équipes, ils doivent remettre à flot et faire prospérer une entreprise dont l’ancien CODIR vient d’être remercié pour mauvaise gestion.

Même pour ces étudiants dont le parcours scolaire témoigne d’aptitudes cognitives et de capacités d’apprentissage remarquables, l’expérience est déroutante. Outre la compréhension des rouages du logiciel, l’appréhension de leurs rôles spécifiques (1), en passant par la réalité complexe et difficilement lisible de leur environnement concurrentiel, ils découvrent la difficulté de faire équipe, de définir un cap stratégique en cohérence avec les valeurs de chacun.e, de faire des choix éthiques et responsables tout en restant performants… ils sont mis face à ces multiples enjeux en un temps très réduit, dans le cadre d’un jeu qui leur impose une cadence et qui, par les problématiques qu’il pose, les solutions qu’il suggère et le système de récompense qu’il prévoit, façonne un certain regard sur le monde, une certaine vision de l’entreprise, des relations et des rapports de force au travail, du rôle d’un dirigeant, etc.
Au bout de deux jours, même les plus réticents se prennent au jeu tant l’outil est puissant et l’animation pensée pour les amener à se saisir de leur rôle de la manière la plus incarnée possible : aléas divers, réunions avec les actionnaires plus ou moins conciliants et sensibles au projet, négociation avec des responsables syndicaux déterminés, réponses à des propositions de fournisseurs parfois douteux, etc.
Entre compétition et coopération : quel accompagnement ?
Pour des raisons évidentes, il serait antipédagogique de briser l’élan de ces étudiants pris dans le jeu par des interventions les extrayant trop brutalement de cette réalité artificielle. Ils font l’expérience d’un certain pouvoir d’agir, apprennent à incarner un rôle, découvrent que l’entreprise peut aussi être une expérience d’émulation collective, de rencontre avec l’autre et avec des dimensions de leur identité jusque là en sommeil. Pour autant, force est de constater que ce jeu les amène aussi à faire des choix qui entrent en dissonance avec leurs valeurs, à considérer certaines situations (accidents du travail, licenciements, plans de formation, recrutements d’intérimaires, remplacement d’un fournisseur, etc.) d’une manière purement rationnelle, désincarnée, voire cynique. Il les conduit aussi à faire l’expérience d’échecs individuels ou collectifs et peut les amener à forcer une nature introvertie pour se conformer aux prescriptions qu’implique tel ou tel rôle, dans les représentations plus ou moins justes qu’ils en ont (“un DG doit se blinder”, “un commercial est audacieux et extraverti”, etc.).
Au delà des propositions d’inclusion (Photolangage ®, tours de parole, etc.), des ateliers visant à accompagner la dynamique collective et le projet (méthodes agiles, facilitation graphique, travail sur l’organisation, les valeurs, la vision, le storytelling, etc.), le travail du coach consiste également à permettre au groupe et à chacun de porter un regard réflexif et une certaine prise de hauteur sur l’expérience vécue.

Par des propositions très brèves d’analyse collective de leurs expériences, mais aussi par la transmission d’articles à commenter ou d’ exercices de relecture, l’accompagnement de ces étudiants se fait avec plus ou moins de facilité. Pris dans la logique du jeu et son rythme très intense, les en extraire relève d’une gageure que seuls les parents découvrant le pouvoir de fascination des écrans sur leurs enfants en bas âge peuvent comprendre. Au delà de l’humilité que requiert ce travail d’accompagnement, il pose également la question de savoir comment permettre aux participants de déconstruire cette expérience de business game, en particulier quand la partie s’arrête.
Déconstruction de l’expérience et dérôlement
Dans quelques mois, quelques années, la plupart de ces étudiants entreront dans la danse d’un CODIR ou seront sous sa responsabilité. Ils intégreront une logique institutionnelle, utiliseront des outils de gestion, intégreront des instances de décision, des process, une culture de travail… Comment alors leur permettre d’avoir d’ores et déjà accès à une prise de conscience leur laissant de ce jeu une trace autre que sa dimension autotélique (centré sur lui : “le jeu pour le jeu”) ?
Comment leur permettre de sortir de ce rôle avec la conscience de ce qui s’est joué d’eux, d’une part, et de ce qu’ils ont pu mobiliser de capacités sublimatoires et de “résistances créatrices” pour demeurer souverains et solidaires ?
Trois typologies de questions me semblent alors essentielles à poser :
Quelles sont les croyances sur l’entreprise, le travail ou l’environnement que ce jeu peut nous amener à intégrer si nous ne le mettons pas à distance ?
Quelles sont les ressources que nous avons mobilisées individuellement et collectivement pour maintenir la convivialité, la coopération et surmonter les difficultés inhérentes au jeu ?
Et “dans la vraie vie”, aurait-on vraiment pris telle ou telle décision ?
Et comme “rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie” (K. Lewin), les sciences humaines et sociales nous offrent des ressources précieuses pour étayer le “dérôlement” de ces étudiants. Grâce à la distinction proposée notamment par le pédiatre et psychanalyste D.W. Winnicott entre play et game, les étudiants peuvent collectivement relire leur expérience en distinguant ce qui relève de l’une ou de l’autre de ces dimensions du mot «jeu» :

Du côté du game, c’est à dire du dispositif en soi, les étudiants relèvent par exemple que le jeu peut vite les amener à croire que ….
“On peut gérer l’humain comme des machines”,
“Un accident du travail, c’est une statistique”,
“Il faut être rentable très vite et toujours chercher la croissance”,
“Produire des produits durables et de qualité n’a pas d’impact sur l’environnement”,
“Manager, c’est gérer des choses et appuyer sur un bouton”.
Du côté du play, c’est à dire du fruit de leur créativité, ils prennent conscience que pour rester unis et sains d’esprit, ils ont notamment su …
“ Se donner un cap, une identité durables”,
“Jouer avec le cadre en s’affranchissant de certaines règles”,
“ Influencer ou amadouer … jouer avec les animateurs”,
“Cultiver l’autodérision ”,
“Postuler le droit à l’erreur”.

Vers des outils conviviaux ?
Cet outillage théorique a permis des échanges et réflexions riches, profonds et encourageants malgré le constat plutôt partagé que cette simulation avait à beaucoup d’égards des airs de ressemblance avec “la vraie vie”.
Une fois “pris dans le game” des indicateurs de performance et des outils de gestion, comment en effet exercer ces capacités réflexives vis à vis de l’outil, de recul sur les conséquences des décisions prises ? Conséquences sur les autres, sur mon intégrité psychique et morale, sur les différents écosystèmes que mon activité influence. En d’autres termes, se pose la question du degré de convivialité du monde que nous façonnons lorsque nous manipulons des outils de gestion.
Selon le projet d’Ivan Illitch d’une société conviviale“ dans laquelle les technologies modernes servent des individus politiquement interdépendants, et non des gestionnaires”, quels seraient les critères pour que la dimension politique et idéologique des outils soit pensée en amont et déconstruite en aval, afin qu’ils ne soient jamais au service d’une démesure qui asservit, mais plutôt d’une juste mesure qui soit au service de l’autonomie et la dignité de chacun ?
Vaste question, à laquelle Illitch répond en partie. L’outil (et par extension le dispositif, le jeu, l’organisation) convivial répond à trois critères (2) :
il doit être générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle;
il ne doit susciter ni esclave ni maître;
il doit élargir le rayon d’action personnelle.
A ces trois critères, il est impossible de répondre une fois pour toutes, sans réinterroger collectivement et de manière récurrente l’utilisation que nous faisons des objets que nous manipulons. Il nous faut les considérer comme des pharmakon (3), à la fois poisons et remèdes selon l’usage et l’intention qui y sont associés. De ce point de vue, l’apprentissage de la gestion d’entreprise par le jeu peut purement et simplement faire office de dispositif d’enrôlement maintenant les utilisateurs dans la sphère de l’hétéronomie, de l’inconscience sociale et écologique, de la morne et tragique banalité de la pensée purement gestionnaire, tout comme il peut être un révélateur salutaire pour permettre d’affiner leur discernement sur la vision politique de l’entreprise qu’ils souhaitent incarner.
Julien Duvivier
Sociologue et psychosociologue des organisations
06.11.97.11.96
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(1) Les rôles sont : Direction Générale, Ressources humaines, Commercial & Marketing, Finances, Production, Progrès et Contrôle de Gestion)
(2) Reste à préciser les termes qui définissent ces critères, exercice que je ne m’attèlerai pas à faire ici. Mais à titre d’exemple, l’automobile ou encore l’école pour tous ne sont pas des “outils” conviviaux d’après Illitch, notamment parce qu’ils réduisent l’autonomie et créent ou entretiennent des inégalités. A l’inverse, la bicyclette ou le roulement à billes sont conviviaux, puisqu’ils permettent aux êtres humains de rester autonomes, de développer leur rayon d’action personnels tout en étant efficients (produit un gain de temps réel).
Pour aller plus loin :
- Le management désincarné, enquête sur les nouveaux cadres du travail, Marie-Anne Dujarier, Paris, La Découverte, 2015
- La gamification du travail, par Tiphaine de Rocquigny, avec Emmanuelle Savignac et Marie-Anne Dujarier , Entendez-vous l’éco, 4 avril 2019
- Management : « La force du jeu, c’est qu’il entraîne en dédramatisant », interview d’Emmanuelle Savignac, Welcome to the Jungle, 18 février 2021,
- Jeu et Réalité, Donald W. Winnicott, Paris, Folio, 2002
- La Convivialité, Ivan Illich, Paris, Le Seuil, 1973
- Notre réaction addictive et débile avec les instruments numériques, Interview de Bernard Stiegler, Théâtre du Rond Point, 15 juin 2017




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